Et si nous exercions un droit d’inventaire du modèle agricole breton, de ses contributions et de ses impasses ?
Yvon Le Caro, Henri Billon, Pauline Cabaret, Michel Le Bot, Anne-Marie Tréguier. Et si nous exercions un droit d’inventaire du modèle agricole breton, de ses contributions et de ses impasses ? : Table ronde dans le cadre de la journée « Réussir les transitions en sortant des affrontements » organisée par Ensemble sur nos territoires (ESNT), Morlaix, 16 mars. 2024. ⟨hal-04524796⟩
Au sein de la table-ronde, les animatrices m’ont demandé d’ouvrir la journée par un panorama introductif aux dynamiques agricoles bretonnes depuis la seconde guerre mondiale, le tout en cinq minutes ! Il faut distinguer trois étapes principales, qui correspondent à trois paradigmes agricoles et contribuent toutes les trois aux mondes agricoles français aujourd’hui. La situation bretonne peut introduire des éléments régionaux particuliers au sein de cette évolution. La première étape, la « Révolution silencieuse », 1952-1962, met fin à la société paysanne décrite par Henri Mendras. Il s’agit pour les jeunes de l’époque d’abattre le patriarcat familial (la toute puissance de la génération sortante), de sortir de la misère avec l’objectif de la parité de rémunération avec les ouvriers, de dépasser l’individualisme paysan. Le paradigme paysan laisse toutefois des traces comme l’attachement à la terre et aux transmissions familiales, le souci d’un paysage bocager multifonctionnel, le souvenir d’une paysannerie nombreuse. La Révolution silencieuse débouche sur la paradigme professionnel, agriculteur est désormais un métier, la terre un outil de travail. Vécu comme une véritable libération, l’accès au savoir et à la science agronomique et zootechnique (les écoles d’agriculture, les CETA…) débouche sur des initiatives en matière d’organisation collective (coopératives, marchés au cadran), d’égalité femmes-hommes (le libre choix du conjoint, la décohabitation, l’EARL en 1985), de reconnaissance de la jeunesse (aides à l’installation). En résumé la construction du paradigme professionnel correspond à la revendication, par le monde paysan, de la modernité. Ce processus génère toutefois ce que l’on pourrait appeler un « patriarcat professionnel » au sein des organisations professionnelles agricoles, des excès en matière de remembrement avec une forte banalisation de certains paysages, des pollutions accentuées par la spécialisation et la concentration des productions. A partir des années 70, une fuite en avant se met en place, dérive productiviste (« la valeur ajoutée c’est un discours de prof ») et course à l’agrandissement qui pervertissent le projet initial de l’agriculture « moderne ». Les crises deviennent récurrentes (surproduction, algues vertes, suicides…). Les accords de Marrakech (1994), en confiant le gouvernail de l’agriculture mondiale à la spéculation sur les marchés de « commodities », rendent toute régulation difficile. Depuis les années 90, de manière dispersée et différenciée, un nouveau paradigme émerge, que j’appelle réflexif. Il s’agit pour tous de garder les acquis de la modernité (personne ne souhaite revenir à la condition paysanne des années 50), d’essayer de « sauver sa peau » face aux marchés dérégulés, mais de « retrouver le territoire » (en Bretagne la qualité de l’eau, le bocage, les nouvelles AOC…) et de redonner de la valeur au produit agricole. La où le productivisme visait un produit brut en hausse, il s’agit ici de retrouver de la valeur ajoutée et de raisonner en productivité nette d’intrants. Patrimoine familial et outil de travail, la terre devient également support de nombreux enjeux publics et les externalités agricoles suscitent désormais autant l’attention que les productions elles-mêmes. Une seconde invite m’est faite à l’issue du premier tour de parole : quels objectifs fixer à l’agriculture bretonne, doit-elle vraiment nourrir le Monde ? Quelles que soient ses opinions personnelles, la question n’est pas pour le géographe de dire qui est légitime et qui ne l’est pas : l’agriculture régionale est diverse, cela résulte de son histoire et cette diversité doit être considérée comme une ressource territoriale. Plutôt que de fixer un objectif unique aux agricultures de Bretagne, par exemple choisir entre « nourrir la région » et « nourrir l’Europe », il me semble que l’on peut définir des règles permettant de guider l’action collective. L’agriculture professionnelle a réussi à structurer les filières amont-aval de chaque production, mais acculées à la compétitivité par la pression des marchés et isolant les agriculteurs voisins qui ne produisent pas pour la même filière, ces organisations, si elles peuvent et doivent chacune pour ce qui la concerne réduire leurs impacts et améliorer leur contribution aux objectifs globaux de la transition socio-écologique, ne peuvent pas intégrer directement des objectifs territoriaux : il est nécessaire que les agriculteurs, en lien avec les autres acteurs de la société locale, se donnent les moyens de coordonner leurs actions à visée territoriale. Par exemple réfléchir ensemble à la meilleure stratégie pour libérer des terres pour les jeunes hors-cadre familial qui souhaitent s’installer, quitte à rogner un peu la surface de grandes exploitations. Par exemple encore s’organiser collectivement, entre agriculteurs d’un bassin versant, pour améliorer les analyses d’eau en aval... Quelle est la bonne maille territoriale pour se réunir ? Comment reconnaître des efforts collectifs auxquels le marché reste strictement insensible (externalités) ? Il faut saluer l’initiative de cette journée qui ouvre le dialogue en réunissant des acteurs aux expériences et aux sensibilités différentes voire opposées, ce qui est le propre de territoires démocratiques et ouverts…
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