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Les écarts entre propriété et usage des espaces agricoles
Yvon Le Caro. Les écarts entre propriété et usage des espaces agricoles. 2005. ⟨halshs-04862265⟩
L’appropriation de l’espace peut être envisagée en distinguant et en articulant trois niveaux. Au premier niveau, à la base, c’est la vie matérielle et les besoins de l’homme qui sont au centre de la discussion (Braudel). Ensuite, on peut envisager la question de la communication et des intentions : c’est l’idée du marquage de l’espace. Enfin, c’est le troisième niveau, certaines configurations sont institutionnalisées, donnant lieu à des processus plus rigides : la propriété par exemple. En espace agricole il existe en France une longue tradition de discussion de la notion de propriété au profit des deux premiers niveaux. Comme symptômes de cela, on peut noter que pour plus de la moitié de la superficie agricole, le propriétaire n’est pas l’exploitant. Noter aussi l’importance du statut du fermage (loi de 1946) qui donne presque tous les droits au fermier, avec un bail rural transmissible ; la plupart des attributs de la propriété sont ainsi transmis aux fermiers. On peut donc parler d’une propriété à géométrie variable, avec différents droits qui se superposent : le droit d’exploiter, le droit de chasse…. Le fait d’être propriétaire ne donne pas forcément le droit d’exploiter, ce droit pouvant être attribué sur la base de besoins ou de compétences à un tiers dans le cadre des procédures du « contrôle des structures » et de l’action des SAFER. On peut aussi être usufruitier ou inversement avoir une nue propriété, et dans les deux cas exploiter directement ou pas. Parmi les usages de la terre, la cueillette est très fréquente (un tiers des français la pratiquent, plus encore dans les milieux ouvriers). Alors que la plante sauvage appartient au propriétaire, il y a pourtant peu de conflits (sauf lorsque la ressource est d’une valeur élevée, comme les cèpes en Corrèze). Dans les cas où les cueilleurs reconnaissent le statut du propriétaire/fermier cela se passe bien. Le droit est ici utilisé comme un outil, dans une logique de compromis, de négociation sociale entre les titulaires de droits réels (propriétaires et fermiers) et les autres usagers. Dans un espace habitable fini, un accord finit par se trouver de toutes façons. Dans l’esprit des gens que je rencontre dans les enquêtes de terrain, chacun disposerait anthropologiquement d’un droit naturel à l’espace (y compris dans l’esprit des agriculteurs). La propriété juridique traduit mal ce droit, puisque le droit de circulation en espace rural résulte d’une liberté d’aller et de venir très générale (alors que l’accès aux propriétas privées rurales est un droit positif en Scandinavie). Les luttes sociales pour l’appropriation du sol ont été en France des luttes de libération contre les grands propriétaires, autour du slogan « la terre à ceux qui la travaillent ». Aujourd’hui la répartition de la terre est plus égalitaire entre propriétaires bailleurs et fermiers exploitants. Le droit de propriété se retrouve aujourd’hui questionné non pour accéder à la terre outil de travail mais pour l’exercice légitime de l’accès à la nature. D’où des transactions. Ce qui fait que ça marche, c’est la reconnaissance mutuelle. Les agriculteurs sont rarement l’objet de manque de respect. Peu d’entre eux s’opposent aux usages publics de leur espace de travail. Mais attention au risque de judiciarisation de ces régulations, qui pourrait multiplier les conflits ouverts… Finalement, le juridique peut être convoqué en cas de besoin : il ne suffit pas à réguler (personne ne croit à la propriété absolue dans les différentes interventions d’aujourd’hui) mais il est un élément du rapport de force qui se joue dans les interactions entre propriété et usages.
The appropriation of space can be considered by distinguishing and articulating three levels. At the first, basic level, material life and human needs are at the heart of the discussion (Braudel). Then there is the question of communication and intentions: the idea of marking space. Finally, at the third level, certain configurations are institutionalised, giving rise to more rigid processes: ownership, for example. In France, there is a long tradition of discussing the notion of ownership in favour of the first two levels. Symptomatic of this is the fact that for more than half of all farmland, the owner is not the farmer. We should also note the importance of the farm rent statute (1946 law), which gives almost all the landowner rights to the farmer, with a transferable rural lease; most of the attributes of ownership are thus passed on to the farm renter. We can therefore speak of a variable geometry property, with different overlapping rights: the right to farm, the right to hunt.... Ownership does not necessarily confer the right to farm, as this right may be granted to a third party on the basis of need or skills, under the ‘control of structures’ procedures and the actions of the SAFERs. It is also possible to be a usufructuary or, conversely, to have bare ownership, and in both cases to farm directly or not. Among the land uses, picking is very common (a third of French people do it, and even more so among working-class people). Although the wild plant belongs to the owner, there are few conflicts (except when the resource is of high value, such as porcini mushrooms in Corrèze). In cases where the gatherers recognise the status of the owner/farmer, things work out well. The law is used here as a tool, in a spirit of compromise, of social negotiation between the holders of real rights (owners and farmers) and the other users. In a finite living space, an agreement will eventually be reached anyway. In the minds of the people I meet during field surveys (including farmers), everyone has a natural anthropological right to space. Even if trespass is not an offence outside of Britain, legal property is a poor reflection of this anthropological right, since the right to roam in rural areas is the result of a very general freedom to come and go (whereas access to rural private property is a positive right in Scandinavia). In France, the social struggles to appropriate land were struggles for liberation against the large landowners, based on the slogan ‘land for those who work it’. Today, the share of land rights is more egalitarian between landowners and farmers. Property rights are now being questioned not in terms of access to land as a working tool, but in terms of legitimate access to nature. Hence the transactions. What makes it work is mutual recognition. Farmers are rarely disrespected. Few of them object to public use of their working space. But beware of the risk that these regulations may become the subject of legal proceedings, which could lead to a proliferation of open conflicts...