Effets du contexte territorial sur les pratiques professionnelles en protection de l’enfance
Cette proposition d’article s’appuie sur une recherche (2019-2020) au sujet de la dimension territoriale de la protection de l’enfance (Coulton&al, 2007 ; Fréchon&al, 2013 ; Dufour&al, 2015 ; Guy, 2015 ; Terrier&Halifax, 2017) et s’intéresse plus particulièrement aux impacts du lieu d’intervention sur les pratiques professionnelles de l’Aide Sociale à l’Enfance. Le territoire étant un système complexe (Moine&Sorita, 2015) constitué de plusieurs dimensions (physique, sociale, historique, économique, politique, culturelle), il ne s’agit pas ici d’analyser de manière exhaustive l’ensemble des effets de lieu mais plutôt de présenter les impacts de certaines contraintes/opportunités liées aux caractéristiques du territoire d’intervention (urbanité/ruralité, proximité ou éloignement des établissements/services de la protection de l’enfance, caractéristiques des familles, systèmes d’acteurs). En partenariat avec la Direction Enfance-Famille d’un département de l’Ouest de la France, la recherche s’est appuyée sur une méthodologie mixte croisant enquête qualitative et analyse statistique. Vingt-neuf travailleurs sociaux de l’ASE de différents métiers ont été interviewés : six focus-groupes de cinq à sept intervenants ont été organisés sur six territoires d’intervention sociale sélectionnés à partir d’une typologie (urbains, mixtes, ruraux). Parallèlement aux données qualitatives, des données quantitatives ont été collectées afin, d’une part, de confronter les ressentis professionnels aux données statistiques localisées, et d’autre part, de réaliser des analyses statistiques territoriales. Ces données portent sur quatre domaines différents : les informations préoccupantes, les mesures d’aide sociale à l’enfance, les ressources de protection de l’enfance en termes de professionnels et de places d’accueil et des données de population générale. Même si les intervenants sociaux étaient nombreux à considérer qu’il n’y a pas vraiment de différences entre les territoires en ce qui concerne les situations des familles accompagnées, l’analyse croisée a pu montrer des spécificités territoriales en termes de problématiques socio-familiales avec inévitablement des effets pour les pratiques. La plupart des facteurs de risque connus en protection de l’enfance comme la précarité, l’isolement des familles monoparentales, les conflits conjugaux ou encore les difficultés d’ordre psychologique/psychiatrique (Clément&al, 2018) sont en effet présents sur tous les territoires mais la probabilité de les rencontrer peut différer d’un espace à l’autre. C’est ainsi que les territoires urbains, particulièrement ceux situés dans les quartiers les plus pauvres, se caractérisent par une plus forte probabilité d’accompagner des familles monoparentales issues de l’immigration, pauvres et sans emploi. La prise en compte des spécificités culturelles en matière d’éducation ou encore l’accueil et l’accompagnement des familles étrangères sans droit amènent de nombreuses questions pour ces professionnels des quartiers urbains. Par ailleurs, selon certain.e.s intervenant.e.s, la proximité géographique avec les familles dans ces quartiers peut avoir un effet moteur pour « l’affiliation » avec les personnes mais peut aussi parfois être facteur de tensions. Ceci fait écho à l’idée qu’il y aurait un rapport différent à l’aide sociale selon les types de territoire : le fait que le « non-recours » serait plus important en milieu rural a par exemple été mis en avant dans plusieurs études et dans d’autres champs que la protection de l’enfance (Deville, 2015). Pour les territoires ruraux, le quotidien des travailleurs sociaux de l’ASE est fortement rythmé par les interventions à domicile parfois présentées comme insécurisantes et aussi par un accompagnement plus fréquent des déplacements des jeunes et des parents en difficulté de mobilité pour se rendre aux activités et aux rendez-vous. Les territoires périurbains quant à eux se caractérisent par une plus grande mixité sociale. Les professionnels de ces territoires évoquent le difficile repérage des situations de négligence et de maltraitance parmi les familles plus aisées ainsi que les enjeux quant à leur accompagnement. Par ailleurs, l’évolution de la composition socio-démographique de ces territoires, liée en partie à la construction de nouveaux logements sociaux, entraine un changement des « publics » avec des situations de plus en plus similaires à celles rencontrées en ville, ce qui vient « bousculer » les pratiques. Les inégalités spatiales en termes de ressources impactent fortement les pratiques professionnelles. L’analyse territoriale des places d’accueil fait en effet apparaitre des contrastes très importants, que cela soit en nombre ou en types de places. Le déficit de places d’accueil par rapport au nombre d’enfants confiés à l’ASE est plus important sur les territoires urbains que sur les territoires ruraux. Même si les places en hébergement collectif sont plus nombreuses dans les territoires urbains, les places d’accueil familial, qui représentent trois quarts des places d’hébergement dans le département étudié sont plus présentes au sein des territoires ruraux. Les entretiens ont révélé que le facteur géographique restait déterminant pour la demande et l’attribution des places et que les professionnels étaient souvent confrontés au dilemme entre la « juste proximité » ou le « juste accueil ». Par ailleurs, les différences territoriales mises en avant par les intervenants ont aussi beaucoup concerné la présence ou non de partenaires ou de « lieux-ressources/relais » sur leurs territoires d’intervention. Il est intéressant de souligner que même si les territoires urbains sont considérés comme privilégiés à cet égard, des limites ont été repérées quant à la concentration spatiale de nombreux acteurs en ville provoquant des difficultés de repérage et de coordination entre organisations et intervenants. La moindre présence de ressources dans les milieux ruraux est vécue comme un facteur limitant en termes de prévention et de prise de relais, mais est aussi présentée comme un facteur favorisant l’interconnaissance et le « travail ensemble ». Enfin, la recherche a montré que la confrontation à un très grand nombre de familles en grande difficulté sociale sur un même territoire avait comme effet une hausse du seuil de tolérance quant à l’évaluation du danger ou du risque de danger. Il est apparu au fur et à mesure de l’enquête que les décisions de mesures sont fortement déterminées par la tension entre la concentration et/ou l’augmentation des difficultés sociales et familiales sur le territoire et le niveau de saturation des dispositifs sur ce même territoire.